EP.19 : Agnès CREPET de Fairphone – Un téléphone plus équitable

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FAIRPHONE veut changer l’industrie du mobile pour une électronique plus verte et plus juste.

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Depuis Amsterdam, Agnes Crepet de Fairphone nous partage son expérience à travers ce podcast en visioconférence. Elle nous parle de cette entreprise qui disrupte un important marché, en nous retraçant leur histoire et leur parcours avec nos questions principales :

  1. Qui est Fairphone ?
  2. Comment es-tu arrivée dans cette aventure !
  3. Comment l’entreprise est-elle organisée ? Quelle est la culture interne ?
  4. Quels sont les obstacles ou échecs que vous avez rencontrés ?
  5. Les succès ?
  6. Quid des financements, de la croissance, de la vision ? 

M.S : Bonjour Agnès !

A.C : Bonjour Melody ! Et félicitations pour l’initiative ! J’ai découvert des projets intéressants grâce à toi.

M.S : Quel genre d’entreprise est Fairphone ?

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A. C : Fairphone est une entreprise née en 2013, mais l’initiative, le projet lui-même est né en 2010. Cela fait donc 11 ans. À la base, le projet était une campagne d’Awareness, une campagne de sensibilisation aux minerais dits « de conflits » que nous retrouvons dans beaucoup de téléphones. Il faut savoir qu’un téléphone contient à peu près une quarantaine de minerais. Vous avez donc dans votre poche une mine d’or, de tungstène, d’étain, etc… Certains de ces minerais sont dits « de conflits », parce qu’ils financent des conflits armés, notamment dans certains pays africains. Il existe quatre sortes de minerais de conflits :

  1. l’or,
  2. le tungstène,
  3. l’étain,
  4. le tantale.

À cette époque-là, Fairphone voulait sensibiliser les personnes de l’industrie électronique et les gens en général.

En 2010, pour Fairphone, il n’y avait pas encore de téléphone. C’était juste un groupe « d’activistes » avec un designer qui s’appelle Bas Van Abel qui a par la suite créé l’entreprise. C’était des personnes qui étaient sensibles justement à la face cachée de l’industrie électronique, un sujet dont on parlait peu et encore moins à l’époque, il y a 11 ans. Fairphone n’est pas née comme une entreprise ou une énième start-up, elle a vu le jour à travers ce groupe de personnes qui voulaient faire une campagne de sensibilisation, quelque chose de complètement « Nonprofit ». Au bout de deux ans, ces personnes-là se sont dites « nous ne sommes pas forcément très crédibles », parce qu’il faut passer le stade des pétitions, des campagnes de sensibilisation…

Pour être crédible, les débuts de Fairphone ont donc consisté à lancer un produit et a être un acteur à l’intérieur de l’industrie électronique, en fabriquant quelque chose.

M.S : Ce produit a permis à l’entreprise de changer de statut ?

Exactement. En 2013, l’entreprise est créée, suite à une campagne de Crowdfunding. Bas Van Abel, le cofondateur de Fairphone a lancé cette campagne sans vraiment s’attendre à un gros succès, ou en se disant qu’après deux ans de travail sur une campagne d’Awareness, nous allions faire un téléphone fair, équitable, différent, et qui dure. Cette campagne figure parmi les campagnes de Crowdfunding européennes qui ont le plus marché. Le co-fondateur se retrouve à cette époque avec de nombreuses personnes qui adhèrent à cette idée. Fairphone 1 est ainsi lancé en 2013.

De 2013 à 2014, environ 60.000 personnes en Europe ont acheté le téléphone. Nous pouvons ainsi parler de succès. À l’époque, les acheteurs étaient issus des Pays-Bas, de l’Allemagne, et autres, aujourd’hui nous nous étendons sur les pays européens. Pour le moment, nous restons en Europe. Je ne dis pas que nous ne serons pas aux États-Unis dans quelque temps, mais techniquement, c’est vraiment compliqué de lancer un produit sur plusieurs zones. Le téléphone doit notamment supporter des réseaux américains et en termes d’investissement R&D, il y a un coût. 

En 2015, une deuxième génération de téléphone naît avec Fairphone 2. En 2019, Fairphone 3 voit le jour. Ce que j’aime dans l’histoire de Fairphone c’est une croissance non-exponentielle, du « Slow growth ». En effet, l’entreprise existe depuis 8 ans avec trois produits qui sont sortis et à chaque fois, nous essayons de nous améliorer.

Une partie importante de Fairphone consiste à vouloir intégrer des minerais dits « équitables » dans le téléphone.

Au début, il en contenait un certain nombre, puis dans le Fairphone 2, nous l’avons augmenté et il en est de même avec le Fairphone 3. Tout cela montre une volonté de s’améliorer.

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M.S : Qu’est-ce qui démontre que ce sont des minerais équitables par rapport aux autres ?

A.C : Nous travaillons sur trois aspects sur les minerais. D’abord, le côté « bonne condition de travail » avec le Fairtrade Goals dès Fairphone 2 en 2015. Le label Fairtrade garantit de bonnes conditions de travail, notamment pour les mineurs. Par la suite, nous avons voulu dépasser l’aspect Fairtrade en travaillant sur d’autres aspects, tels que le côté « Conflict free » , c’est-à-dire faire en sorte que les minerais ne financent pas des conflits armés. Dans cet aspect, des garanties sont mises à disposition, notamment des checks sur place qui permettent de connaître la provenance des minerais et la manière de contractualiser avec les mines afin de garantir qu’elles ne financent pas les conflits armés.

Au démarrage, Fairphone garantissait uniquement dans le « Conflict free » sur deux minerais qui étaient le tantale et l’étain. Le tungstène est arrivé sur Fairphone 2.

Le troisième aspect concerne le non-emploi des enfants. Nous essayons de faire en sorte que les minerais ne reposent pas sur le travail d’enfants mineurs.

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M.S : Quels procédés ont mis en place pour certifier et approuver que ce téléphone soit bien assuré d’être Fair ?

A.C : Il faut savoir que le premier focus de Fairphone était principalement les minerais. La binarité pour ce qui est du téléphone durable était déjà un peu présente sur Fairphone 1, mais c’est vraiment venu après. Pour ce faire, ils ont passé beaucoup de temps au Congo. Le tantale et l’étain viennent uniquement de la République du Congo. Ils ont passé des années de travail sur place en profitant de partenariats avec des coopératives.

L’idée de Fairphone n’est surtout pas de travailler tout seul, mais de créer des partenariats, de faire en sorte que si l’entreprise n’existe plus dans 5 ou 10 ans, la mission perdure.

L’objectif est clairement de contribuer à changer l’industrie électronique, que les partenariats durent, et de soutenir des projets sur place. Quand les Néerlandais sont arrivés en RDC, ils n’ont absolument pas pu tout faire tout seul, mais ils ont passé énormément de temps à travailler avec d’autres personnes sur place.

Je suis arrivée plus tard dans l’entreprise, et le fait d’avoir côtoyé les fondateurs avec à peu près une dizaine de personnes a été depuis très inspirant.

Aujourd’hui, sur Fairphone 3, 8 ans après le lancement, sur les 40 minerais qui constituent le téléphone, nous sommes à un peu moins d’un quart qui sont considérés comme Fair. Nous communiquons dessus, nous expliquons les raisons pour lesquelles nous nous focalisons sur une petite dizaine de matériaux et pas plus, parce que c’est un travail difficile de garantir une traçabilité sur la Supply chain. C’est bien d’assurer des mines qui soient correctes, mais il faut également être sûr que le raffinement du minerai soit propre, que c’est bien ce minerai qui est envoyé en Chine pour participer à la composition de tel ou tel composant électronique.

Bien évidemment, tout ce travail a un impact sur le prix final, puisque le Fairphone n’est certainement pas à 90 euros et cela n’a jamais été le cas. Le Fairphone 2 a été vendu au départ à 500 euros, le Fairphone 1 à 325 euros. C’est sûr que ce ne sont pas des téléphones d’entrée de gamme à 100 euros.

M.S : Dès le début, avec comme mission la révolution de l’industrie électronique, est ce qu’il y avait déjà une vision entrepreneuriale ? Et surtout, quelle est la politique mise en place pour au final, avoir un produit propre et plus satisfaisant pour le client ?

A.C : Les quatre focus de Fairphone concernent les minerais, mais il faut savoir qu’il y a aussi la volonté de garantir les bonnes conditions de travail sur toute la Supply Chain, jusqu’aux usines en Chine. Il y a également d’autres aspects à prendre en compte qui touchent au produit lui-même : la partie recyclage, réutilisation du téléphone, la longévité des logiciels et du matériel.

Comment construire un produit qui répond à tous ces critères ? Le côté incrémental est très important. En réalité, le projet était de démarrer sur ces quatre aspects :

  1. recyclage
  2. construction durable
  3. bonnes conditions de travail
  4. et matériaux équitables

Il s’agissait d’en faire un peu sur chaque aspect, mais de les améliorer au fur et à mesure que nous lançions un nouveau produit.

Il n’y a eu que trois produits depuis le démarrage, ce qui est déjà beaucoup puisque fabriquer un téléphone c’est long, c’est beaucoup de R&D. Sur chacun des produits, nous avons essayé, non pas d’être parfaits parce que de toute façon nous ne le sommes pas, mais de faire mieux. Nous avons plutôt essayé de lancer un mouvement sur chaque dimension. Pour ma part, je travaille effectivement sur la partie produit, logiciel. La construction du produit Fairphone 1 a été complètement « outsourcer » par un partenaire avec très peu de contrôle finalement, alors que la longévité logiciel pour garantir la durabilité de notre produit est très importante. Nous avons changé cela avec Fairphone 2. Nous avons expérimenté plusieurs stratégies et petit à petit, nous avons essayé d’internaliser le plus de compétences possibles que nous pensions cruciales, dont la partie logiciel et la partie matériel.

La volonté de Fairphone a toujours été de mesurer tout ce qu’il faut outsourcer ou garder en interne, et de faire en sorte de construire un produit qui, incrémentalement, est de mieux en mieux, sans vouloir être parfait et en étant transparent sur nos avancées.

Les Impact reports de Fairphone présentent le type de minerais sur lequel nous travaillons et combien de temps Fairphone 1 et 2 ont duré.

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M.S : Comment es-tu arrivée dans cette aventure ? Et qu’est-ce qui a réveillé ton intérêt pour ce type de projet ?

A.C : J’étais en France, je n’ai jamais travaillé à l’étranger. Il y a 7-8 ans, mon conjoint et moi avons fait un break professionnel et nous avons voyagé pendant un an. Nous sommes tous les deux développeurs, ingénieurs logiciels, et ce break nous permettrait de rencontrer différentes personnes et d’autres développeurs un peu partout dans le monde pour découvrir leur façon de travailler. Tout cela nous a inspiré, puis nous avons eu deux enfants. Une fois qu’ils ont eu 2 ou 3 ans, nous nous sommes dits, 3 à 4 ans après notre tour du monde, que ce serait bien de pouvoir voyager de nouveau. Nous n’avions pas d’idée sur l’endroit, nous étions un peu à l’écoute. Nous avons monté une entreprise en France, c’était et c’est toujours un projet dans lequel nous nous investissons et qui nous tient beaucoup à cœur : Ninja Squad, une entreprise coopérative informatique. Avec un des membres de Ninja Squad, nous avons visité certains pays nordiques. Nous avions visité Amsterdam qui me plaisait bien et j’ai commencé à être à l’écoute de ce qui s’y passait. Je suivais Fairphone également depuis quelque temps. Il n’y a pas beaucoup de projets d’entreprises Tech éthique en Europe. L’éthique devenant de plus en plus importante pour moi et heureusement que j’ai créé mon entreprise, ma coopérative, je ne me voyais pas travailler n’importe où.

M.S : C’est vrai que Fairphone est une entreprise de grande envergure avec une sacrée conviction sur sa mission et beaucoup d’audace pour attaquer un certain marché. Effectivement, je comprends le côté inspirant.

A.C : Récemment, un de mes élèves ingénieurs m’a dit que c’était un projet fou. Je lui ai répondu, et je le dis souvent d’ailleurs,

« si cela avait été lancé par des ingénieurs, le projet n’aurait jamais vu le jour ».

Effectivement, les personnes qui ont lancé Fairphone, notamment Bas Van Abel et les personnes qui étaient autour de lui, n’étaient pas des techniciens. Ce sont des designers, des professionnels qui mettent en avant leur créativité. Ils ont essayé pour voir si le projet allait marcher. C’est réellement un projet très inspirant. J’ai envoyé une candidature spontanée et j’ai rejoint l’entreprise parce qu’il y avait un poste qui me correspondait. Je suis très contente d’avoir été prise.

M.S : Aujourd’hui, quelle est ta mission ?

photo d'Agnes Crepet de chez Fairphone

A.C : Actuellement, je gère la partie longévité logiciel du produit. J’ai une équipe d’ingénieurs qui travaille sur ce volet. Nous sommes sur un système d’exploitation Android sur Google. Que ce soit du point de vue Android ou du matériel lui-même, donc du processeur, aucun monopole n’a envie de faire durer un téléphone. La durée de vie d’une version d’Android, c’est trois ans, et le processeur dans un téléphone ne supporte qu’une ou deux versions d’Android uniquement. C’est pourquoi, bien souvent, la plupart des entreprises qui construisent des téléphones arrêtent les supports logiciels, au bout de deux ou trois ans. Avec mon équipe, nous essayons de faire en sorte de procéder à des implémentations sur de vieux téléphones qui ont plus de quatre ans, parfois 5 ans.

J’interviens également dans l’IT ou le développement de logiciel non-exhaustif, tout ce dont une entreprise, telle que Fairphone peut avoir besoin pour des interventions moins exhaustives. Je travaille surtout sur la partie technique.

M.S : Comment l’entreprise est-elle organisée ? Quelle est la culture interne ?

A.C : Nous sommes un peu moins de 100, entre 80 et 90. Nous sommes divisés en équipes comme dans beaucoup d’entreprises avec une équipe commerciale, une équipe finance, juridique, etc. Nous avons beaucoup d’avocats, parce que tout ce qui concerne les contrats est important lorsqu’il s’agit de parler des Fair minéraux, et autres.

Quand je suis arrivée chez Fairphone, j’ai découvert l’holacratie, une méthode de gestion de projets un peu particulière où nous essayons d’avoir plus de transparence et de prise de décision collective. Au niveau de l’équipe technique, nous sommes plus sur de la méthodologie agile. Dans mon équipe, nous pratiquons ce que l’on appelle la « Shape Up Method« , ça vient d’un groupe de personnes aux États-Unis qui ont fabriqué un produit appelé BaseCamp. Cette méthode agile est basée sur la manière de tester et de délivrer des produits sur six semaines. C’est notre méthode d’organisation en interne. Les valeurs de l’entreprise qui sont mises en avant sont :

  • transparence,
  • créativité,
  • collaboration,
  • optimisme,
  • changement.

Ces cinq valeurs sont très présentes dans l’entreprise. En France, j’ai fait un peu de corporate en travaillant dans de grandes entreprises, mais les meetings d’entreprises étaient un peu « boring ». Alors que chez Fairphone, c’est plus cool, car nous pouvons avoir accès facilement aux informations. C’est assez transparent. Je ne sais pas si c’est uniquement chez Fairphone que c’est comme cela ou si c’est l’esprit néerlandais qui veut que les employeurs soient toujours clairs vis-à-vis de leurs employés quand cela ne va pas. Je trouve cela plutôt intéressant.

M.S : Avec cette période particulière, comment est gérée la cohésion d’équipe pour maintenir cette vision assez forte ?

A.C : Nous sommes tous à Amsterdam, mais nous avons aussi une équipe à Taipei à Taïwan. Il est vrai que l’aspect travail à distance, avant la période du coronavirus, était déjà notre mode de travail. Ce n’est pas forcément simple tout le temps avec différents fuseaux horaires, mais nous travaillons beaucoup en asynchrone. En matière de productivité de travail, nous essayons d’avoir des disciplines de communication pour faire en sorte de ne pas être interrompus en permanence.

Au niveau de la cohésion de l’équipe, malgré le fait que ce soit une petite entreprise, elle a quand même beaucoup dépensé pour construire un esprit d’équipe entre les collègues.

Chez Fairphone, je trouve que c’est assez magique de voir 17 nationalités dont trois ou quatre Français, réunies autour d’un même projet, et que nous partageons des valeurs personnelles.

Cela facilite le travail en commun. Nous ne rejoignons pas cette entreprise comme une entreprise lambda, mais principalement dans le but incroyable de vouloir changer l’industrie électronique de l’intérieur. De cette façon, nous rencontrons des personnes uniques. Personnellement, je ne m’ennuie jamais pendant mes pauses-café ! Chez Fairphone, j’ai rencontré des Israéliens, des personnes qui venaient d’Afrique du Sud, de la Colombie, …

M.S : Comme pour toute entreprise à impact, est-ce que les candidatures sont toutes spontanées pour participer à un changement mondial ? Et comment elle se finance aujourd’hui ?

A.C : Lorsque j’ai cofondé Ninja Squad, nous partagions les mêmes valeurs pour monter des projets en commun. C’est vrai que nous n’étions que quatre, ce qui est différent de Fairphone. Une grande entreprise comme Fairphone avec le côté international, et le fait de travailler avec des personnes qui viennent de tous les pays, c’est très intéressant.

L’entreprise a vécu différents stades. Au début, nous étions principalement financés par des ventes de crowdfunding et des prépaiements. Plus tard, nous avons été financés par des apports en fonds propres qui provenaient principalement d’investisseurs à impact. Bas Van Abel a toujours été vigilant sur les types d’investisseurs qu’il intégrait. Cette démarche est assez inspirante. Il a toujours préféré le crowdfunding et les investisseurs à impact plutôt que les gros investisseurs qui arrivent et qui peuvent potentiellement tout détruire. De ce fait, il a toujours insisté pour garder le contrôle sur son entreprise.

Fairphone n’est pas une entreprise « Nonprofit », ni une entreprise classique. C’est une entreprise sociale.

Cela signifie que ses investisseurs et ses actionnaires jugent le succès de l’entreprise non pas uniquement sur sa rentabilité financière, mais sur cinq autres KPI (indicateurs de performance). Par exemple :

  • Est-ce que les Fairphone 2 et 3 ont duré le nombre d’années que nous nous sommes fixé ?
  • Est-ce qu’il y autant de matériaux équitables intégrés dans les téléphones par rapport au but que nous nous sommes fixé ?
  • Quel est le nombre de personnes qui ont été impactées par les programmes sociaux dans la supply chain ?

Tout cela fait partie des indicateurs de performance. Si ces indicateurs ne sont pas respectés, nous ne réussissons pas notre année. Bien évidemment, nous avons un département Impact-Innovation, mais faire en sorte de respecter ces indicateurs fait partie des objectifs de chacun. Dans le département juridique, nous avons trois avocates qui gèrent les contrats en intégrant le côté Fair et durable. La Directrice juridique basée à Amsterdam lance un « Meet up » sur comment faire du durable quand on est avocat. Je ne suis pas une spécialiste, mais j’ai eu à rédiger des contrats chez Fairphone avec des partenaires, avec des questions telles que :

  • Comment être Fair pour un contrat avec un partenaire ?
  • Comment être durable ?
  • Un contrat de un an avec notre prestataire est-il suffisant ?

Au final, nous allons essayer de nous focaliser un peu plus sur la longévité pour avoir des partenaires qui durent et avec lesquels nous pouvons travailler le plus longtemps possible. C’est le but de nos produits.

Tous ces éléments à intégrer dans la manière de rédiger les contrats sont importants. Le département juridique m’a aidé à rédiger des contrats pour les softwares que j’ai engagés.

Pour revenir à nos financements, nous avons donc des investisseurs à impact, et pour le moment nous sommes financés par le flux de trésorerie de la vente de nos trois produits existants. Il nous a fallu huit ans pour parvenir à cet équilibre. Pour 2021, nous ne visons non pas du profit, mais au moins d’être complètement indépendants.

L’anti-modèle start-up à croissance exponentielle, n’est absolument pas le but de Fairphone.

Je pense sincèrement que si Bas Van Abel n’avait pas défendu la croissance lente dès le départ, nous n’aurions jamais perduré.

M.S : J’ai l’impression que cela fait partie au final de l’ADN, parce que la mission même de l’entreprise est de disrupter le marché du « toujours tout très vite », on change de téléphone tous les ans. Par contre, elle prône la longévité et s’assure que tout va bien, mais cela prend plus de temps. C’est vrai que cela paraît cohérent que le développement de l’entreprise suive un peu l’envie de développement du produit.

A.C : Effectivement. Même si nous sommes encore une petite entreprise, nous avons vendu 100 000 Fairphone 3 depuis son lancement. Cependant, une fois passée cette échelle, je peux comprendre que les personnes qui dirigent l’entreprise aient besoin que le volume soit suffisant pour avoir d’autres employés, et qu’elles soient tentées d’avoir des investisseurs. En tout cas, ils ont toujours bien réfléchi à passer ce cap.

Le manager de Fairphone, c’est le CFO. Il intervient dans la finance et doit être vigilant sur les personnes qui veulent mettre du capital dans l’entreprise. Pour ce faire, il doit chercher des subventions, notamment des subventions en R&D, qui sont intéressantes pour des produits comme Fairphone. Il existe également les prêts que l’entreprise a récemment contractés. Nous avons monté un gros dossier européen pour avoir des subventions européennes de deux à trois millions d’euros qui a échoué. Les employés de la Commission européenne nous ont expliqué que, selon eux, même s’il nous manque quelques millions, ce n’est pas bien grave, parce que nous pouvons contacter des investisseurs. Ce qui m’inspire encore plus chez Fairphone, c’est que justement les personnes qui dirigent l’entreprise aujourd’hui, refusent cette solution dans le but de garder le contrôle. Si l’Europe ne veut pas nous subventionner, tant pis, nous allons trouver une autre solution.

L’entreprise n’est pas ouverte à tout le monde pour le bien du projet, pour rejoindre ce que j’ai dit au démarrage. Fairphone est née d’une campagne de sensibilisation. Cela signifie que le but n’était pas de créer un produit qui marche uniquement au niveau financier.

Pour Bas Van Abel, si l’entreprise n’existe plus dans dix ans, ce n’est pas grave, du moment que nous avons participé à changer l’industrie électronique.

Dans nos KPI, dont j’ai parlé plus tôt, il y a aussi le nombre de partenaires que nous avons influencés. Récemment, nous avons mené des campagnes. Nous avons lancé la Fair Cobalt Alliance, une alliance de cobalt équitable, avec des partenaires comme Tesla, Volvo, etc. Nous mesurons le nombre de ces partenaires que nous avons influencés et qui ont rejoint ce programme pour intégrer du cobalt Fair dans leur chaîne de production. Si à la rigueur un projet comme Fairphone dure un certain temps seulement, mais qu’il a participé à changer durablement l’industrie électronique, nous serons contents.

L’objectif n’est pas de fabriquer un Fairphone idéal et parfait que nous soyons les seuls à vendre. Le but est de changer tous les autres téléphones.

M.S : Quelles sont vos stratégies de communication et commerciale mises en place en Europe?

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A.C : Le lancement du Fairphone 3 en 2019 marque un tournant pour l’entreprise. Nous avons essayé de nous concentrer sur les partenariats, notamment avec les opérateurs. Avant le Fairphone 3, nous étions beaucoup sur de l’achat direct via notre site web, que l’on appelle du flux direct. Avec Fairphone 3, nous avons eu l’ambition de créer des flux indirects, sans arrêter le flux direct bien évidemment, mais nous avons essayé d’avoir de nombreux partenariats. En France notamment, nous avons des partenariats avec Orange, Bouygues et autres. En dehors des opérateurs, nous avons également eu des partenaires distributeurs comme la Fnac et autres enseignes pour être plus visibles. Nous avons beaucoup travaillé avec ces partenariats en Europe sur la disponibilité des produits via leurs portefeuilles. De cette manière, les clients qui se rendent chez Orange peuvent voir des Fairphones, d’où l’importance de miser sur cet stratégie.

À partir de ce moment, nous n’avons plus la même stratégie commerciale ni la même stratégie de communication. Cela s’est ressenti sur les ventes, puisque nous avons réalisé plus de CA avec le Fairphone 3. En matière de communication, nous voulons changer. Avec Fairphone 1, nous avions un produit enregistrant des échecs : la qualité technique des produits n’était pas idéale. C’est également le cas pour le Fairphone 2. Les Dark Green, les personnes qui au démarrage ont décidé d’acheter le Fairphone 1, croyaient beaucoup au projet électronique durable, Fair, parfois en acceptant une qualité technique qui était encore en voie d’amélioration. Il y a eu de gros soucis techniques sur le Fairphone 1. Il y en a eu encore quelques-uns avec le Fairphone 2.

L’ambition avec Fairphone 3 était de fabriquer un téléphone très bon au niveau de la qualité,

pour satisfaire les Dark Green, mais aussi pour multiplier les chances de conquérir de nouveaux clients. Actuellement, nous souffrons encore du fait d’avoir fabriqué des produits qui étaient perfectibles au niveau de la qualité technique. Certaines personnes hésitent à acheter des Fairphones à cause de cela. Pourtant, le Fairphone 3 marche, et la stratégie de communication a changé à ce niveau. Nous avons vraiment communiqué sur le fait que la qualité technique était bonne. Nous n’avons pas fait que communiquer sur le côté Fair. En 2020, nous avons sorti des nouveaux modules de caméras de meilleure qualité par exemple.

Les clients sont généralement vigilants en termes de caméras, raison pour laquelle nous avons beaucoup travaillé sur ce point. Nous essayons actuellement de passer à des Light Green, des personnes qui sont plus ou moins d’accord sur des qualités médium, mais qui recherchent un téléphone de bonne qualité tout en ayant tout le côté Fair. Nous avons légèrement changé notre cible de communication pour atteindre ce type de personne.

Par la suite, Bcorp m’a beaucoup apporté et apporte beaucoup à toute l’équipe. À la fois, parce que cela nous a permis de structurer la démarche. Le but c’est aussi de s’améliorer à chaque re-certification qui pousse à aller plus loin. Et puis cela a un effet d’embarquement de communauté qui est hyper entraînant et sympa. Pour prendre un exemple, lors du retour d’un séminaire européen à Amsterdam en Septembre de l’année dernière, nous avons écrit une tribune qui est parue dans Les Echos pour faire savoir qu’aujourd’hui être entrepreneur nécessite d’être Bcorp. Le fait d’écrire ensemble est un levier très motivant pour l’ensemble de la communauté.

M.S : Sur les flux indirects, comment la proposition a-t-elle été accueillie ? Et sur l’aspect flux direct, qu’est-ce qui a été mis en place pour faire venir les clients sur votre site ?

A.C : Pour répondre directement sur l’aspect flux direct, nous avons complètement refait l’expérience utilisateur du site e-commerce. Il y a eu beaucoup de travaux sur cet aspect. Nous avons embauché plus de spécialistes dans le domaine, et des designers. Au début, j’ai travaillé pendant quelque temps avec un professionnel qui était à l’IT et qui m’a confié que le site web de Fairphone était fait par des non spécialistes. Par contre, il y a eu plus de spécialistes qui ont travaillé sur le lancement du Fairphone 3, donc c’était différent grâce à l’expérience utilisateur qui a changé.

Sur les flux indirects, lorsque nous avons lancé le Fairphone 3 en 2019, nous étions dans le tournant RSE avec de nombreux distributeurs comme la Fnac, qui est déjà engagée dans le développement durable, et qui a bien accueilli le projet. Au niveau des opérateurs comme Orange, c’est différent, car pour être distribué par ce genre d’opérateurs, il faut passer des tests techniques. C’est une étape assez difficile et il n’y a pas d’exception, même pour un acteur engagé comme nous. Les tests techniques standards consistent à laisser tomber le téléphone pour voir s’il se casse ou pas au niveau standard d’1 m. Alors que chez Orange, le niveau était d’1,20 m. Nous avons mis techniquement beaucoup de temps pour faire en sorte de passer les tests Orange. Ce que j’apprécie dans l’histoire des partenaires comme Orange, c’est justement qu’ils traitent leurs partenaires sur le même pied d’égalité. Bien qu’ils n’admettent aucune flexibilité avec l’un d’entre eux, ils nous ont beaucoup accompagnés pour faire en sorte que le produit se vende bien.

Le fait de créer ces partenariats a beaucoup participé à solidifier le produit et à renforcer l’aspect expérience utilisateur.

Sur le Fairphone 3, depuis deux ans environ, nous nous concentrons plus sur la qualité du produit. Nous revenons sur ce qui est complètement nécessaire pour servir le propos initial qui est de faire en sorte d’être à l’intérieur, de participer à l’industrie afin d’être crédible, et légitime. Cela inclut également que nous devons avant tout fabriquer un produit qui marche très bien, sinon la plupart des personnes ne vont pas nous suivre.

J’ai beaucoup travaillé sur le Fairphone 2, un téléphone qui a 5 ans. Récemment, nous venons de faire le dernier Upgrade Android 9 qui n’a jamais été fait dans l’industrie. Aucune entreprise n’a mis cette dernière version d’Android sur un téléphone aussi vieux. Nous avons eu la certification Google et nous allons bientôt la délivrer aux utilisateurs. Les utilisateurs de Fairphone 2 emploient toujours ce téléphone même s’il a encore quelques problèmes techniques. Il y a également beaucoup d’entraides grâce à une communauté d’utilisateurs qui font des tutos sur le forum de Fairphone. Je suis quand même bluffée par cet engagement. Que ce soit sur Fairphone 1 ou 2, sans ces personnes le projet n’aurait pas perduré. Si vous jetez un coup d’œil sur le forum de Fairphone ou sur les tutos qui sont écrits, vous serez impressionnés. Je suis allée aussi sur les Meetup, par exemple en Allemagne, il en existe beaucoup pour s’aider, s’échanger des idées sur le Fairphone 2.

C’est un projet qui sans l’implication des clients utilisateurs n’aurait jamais vu le jour.

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M.S : Quels sont les obstacles ou échecs que vous avez rencontrés ?

A.C : Nous avons rencontré pas mal d’échecs, dû à de nombreux problèmes sur nos produits, notamment au démarrage et même aujourd’hui. Cependant, l’exemple du Fairphone 2 est assez intéressant vu que c’est le premier téléphone modulaire, les pièces peuvent être remplacées à part entière pour que le téléphone dure. Néanmoins, cette modularité a apporté des soucis techniques que nous avons réussi à résoudre dans le temps, bien que cela fût compliqué. Il faut surtout retenir que cela signifie qu’il faut être capable de s’approvisionner en pièces de rechange dans le temps (écran, module speaker, etc.).

Pourtant, nous avons eu des problèmes d’approvisionnement.

En effet, l’industrie électronique étant un marché tellement éphémère, garantir que nos fournisseurs en matériaux et composants soient toujours là après trois ans, c’est très compliqué. Nous avons fait beaucoup d’erreurs à ce sujet, car nous avons été à court de Supply sur certaines pièces de rechange. Nous avons eu également beaucoup de soucis sur les tests, car nous n’avons pas fait assez de tests techniques avant de lancer certaines générations du Fairphone 2. Face à cela, nous avons reçu beaucoup de retours produit. Cependant, nous avons essayé d’apprendre de nos erreurs en faisant plus de tests sur le dernier produit que nous avons lancé. De plus, sur le Fairphone 3, nous avons prévu plus de tests logiciels.

M.S : Comment est-ce que vous gérez ces situations liés à des problèmes techniques ?

A.C : Nous avons environ une vingtaine de personnes qui interviennent auprès de notre service client. Parallèlement, nous avons des personnes bénévoles qui interviennent en modérateurs sur le forum et nous aident beaucoup. Nous avons également des Angels, des personnes qui essaient de garder le lien avec la communauté et qui le font bénévolement. Comme je le disais, sans ces personnes, nous n’arriverons pas à nous en sortir, parce que c’est grâce à elles que nous arrivons à gérer certaines problématiques.

M.S : Dans cette belle ambition de révolutionner ce marché, quels sont vos grands défis et vos actions de développement pour 2021 ?

A.C : Effectivement, nous allons nous concentrer sur l’augmentation de notre présence en Europe, voire ailleurs. Nous allons essayer d’atteindre un public plus large en dépassant notamment les Dark Green, et renforcer notre position dans l’industrie avec plus de partenariats. Il y a six mois, nous intervenions dans l’affaire Cobalt Alliance avec Tesla et Volvo. Nous devons donc initier plus de partenariats.

Nous voulons également consolider nos liens avec les usines avec lesquelles nous travaillons en Chine. Je cite souvent l’exemple du salaire minimum en Chine qui est bas, à 260 euros. Nous avons travaillé avec les ouvriers d’une usine en essayant de voir avec eux ce qui serait pour eux un living wage, salaire décent. De 260 euros, ils estimaient qu’il fallait passer à environ 680 euros. Nous nous sommes rendus compte que pour les payer 680 euros, cela allait nous coûter 1,5 euros par téléphone. La chaîne Fairphone représente à peu près 10 % de l’usine avec laquelle nous avons travaillé. De ce fait, nous leur avons donné le montant demandé. 300 travailleurs ont ainsi bénéficié de quatre mois de salaire ou plus. C’est pour cette raison que nous souhaitons communiquer plus, pour inciter les autres à faire de même, parce que si les autres clients de l’usine faisaient comme nous, chaque ouvrier recevrait 680 euros. Sachant que les téléphones se vendent plusieurs centaines d’euros aujourd’hui, les autres entreprises peuvent envisager d’empiéter sur leur marge.

C’est la première fois que nous sortons des mines, que nous ne sommes plus uniquement consacrés à l’impact sur la Supply Chain en amont, mais aussi sur l’usine d’assemblage en Chine. Notre grand défi est de plus communiquer, de travailler sur cet aspect.

Sur 2021-2022, nous souhaitons continuer à évoluer en restant sur les quatre axes : bonnes conditions de travail, Fair materials, réutilisation recyclage et conception durable modulaire – tout en appuyant les ouvriers.

M.S : Est-ce que tu aurais un conseil, tiré de cette expérience, concernant le fait d'allier impact positif et business ?

A.C : Depuis que je suis chez Fairphone, je le ressens bien, il ne faut pas toujours demander des approbations. En France, beaucoup de start-ups se lancent avec des idées à impact positif, mais qui ont un process de lancement qui peut être long parce qu’ils vont demander des financements. Le conseil que je donnerais, c’est de se lancer, de ne pas demander des approbations, mais de lancer l’idée, de la tester et de voir si elle prend ou pas.

Le « Slow Growth » est aussi un autre conseil, il ne faut pas vouloir grandir trop vite. Même si je n’étais pas là au démarrage de Fairphone – j’y suis depuis eux ans et demi – c’est agréable d’être dans une entreprise où les personnes qui la dirigent arrivent à garder le contrôle.

M.S : Est-ce que tu aurais une personne ou une entreprise intéressante à recommander pour ce podcast ?

A.C : Effectivement, si un jour tu peux inviter Gaël Duval, un entrepreneur français, un développeur qui officie dans le monde de l’Open Source depuis plusieurs années. Il a lancé Mon Drac Linux, il y a un peu plus de vingt ans. Il est aujourd’hui à la tête d’un projet qui s’appelle IOS, un OS dé-Google-isé. Nous avons un partenariat avec eux et il est possible d’acheter un Fairphone 3 chez eux avec directement un IOS installé. Leur projet est également intéressant, car ils interviennent sur la partie software avec un produit OS. C’est une personne très inspirante, résiliente aussi et je pense que nous partageons beaucoup de valeurs, notamment sur la manière de grossir et de se structurer.

J’ai commencé à utiliser le produit de Gaël, Mon Drac, il y a vingt ans, parce que c’était un produit Linux très accessible. Avec l’avantage d’avoir un produit facilement utilisable, accessible à toutes et à tous, même s’il est alternatif par rapport aux grandes solutions actuelles, comme Android. Des points communs avec Fairphone.

M.S : Un grand merci pour cet échange très précieux. J’espère qu’il va autant inspirer les auditeurs. Très longue vie à Fairphone et à très bientôt !

A.C : Merci beaucoup Mélody.

Melody Schmaus, agence CAUSE

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